Une vie “réussie”
L’idée de réussir ou rater sa vie est l’une des plus saugrenues que l’humain ait inventée. Pourtant, bien des êtres quittent ce monde persuadés d’avoir raté quelque chose ou d’en avoir accompli de grandes. Les deux postures sont aussi illusoires l’une que l’autre. Qu’en tant qu’individu, il semble exister des motifs de satisfaction ou de déception dans le déroulement temporel de la vie terrestre n’est pas nié. Ces motifs, quelle que soit l’intensité de leur manifestation, n’ont aucun rapport avec ce que nous sommes. Ils ne sont que des fétus de paille que le vent disperse, des châteaux de sable que la marée efface, des dessins tracés du doigt sur la buée matinale d’une vitre. Les succès sont des chimères et les échecs de simples épouvantails. Oeuvres d’art, lois, réformes, découvertes scientifiques, civilisations, traditions, langues, nations, coutumes, inventions, constructions, courants religieux, exploits sportifs, etc. ont tous vocation à être tôt ou tard balayés, dépassés, transcendés, remplacés, oubliés. Croire le contraire et s’attacher aux choses sont des moyens particulièrement efficaces pour éprouver, en tant qu’individus, le même sort que la vie, dans son mouvement permanent – son impermanence -, réserve à ce que nous cherchons à faire durer.
Certains refuseront de lâcher l’idée d’un échec à la fois possible et utile, tout comme ils continueront de courir derrière un succès qui, enfin, serait définitivement acquis, comme un Graal extérieur possédé sans contrepartie. L’expérience terrestre est permanente, comme une sorte de courant continu. L’écueil est, bien sûr, de donner au temps le pouvoir de la séquencer, de la couper en épisodes et en moments qui deviennent comparables les uns avec les autres. Ce sont ces comparaisons et ce séquençage acharné qui font parfois parler de bons et de mauvais moments, comme de succès et d’échec, alors que ces expériences n’existent pas par elles-mêmes. Elles ne sont pas séparées de ce qui advient à chaque instant dans la vie de toute chose. Tant que nous nous considérerons comme vivant les uns contre les autres et non les uns avec les autres, nous maintiendrons ces concepts actifs : les frontières, les classements, les récompenses, les concours, les championnats, les élections, etc. Ce faisant, il y aura toujours quelque chose à rater ou à réussir, à perdre ou à gagner.
Plus l’on s’emploie à vivre l’instant présent, sans attachement au passé ni projections excessives dans un futur nécessairement hypothétique, plus l’on voit clairement l’ineptie, le piège puis l’irréalité de cette idée double de réussite et d’échec.
D’aucuns rétorqueront peut-être que cette conception atemporelle prive de la mise en œuvre de projets, c’est-à-dire de la manifestation de notre nature créatrice. En vérité, aucunement : la création est un processus continu qui ne commence pas ni ne s’arrête. Dans une perception mentale strictement liée aux cinq sens, le processus créatif apparaît de manière séquencée et linéaire, comme une succession d’étapes qui se soldent par un achèvement. C’est cet achèvement – cette terminaison virtuelle du processus créatif – qui est tantôt vu comme une réussite, tantôt comme un échec, alors que le mouvement créatif se poursuit, indépendamment du jugement qui peut être porté dans l’instant.
Gregory Mutombo