Colère et sentiment d’impuissance
La peur mène à la colère. La colère mène à la haine. La haine mène à l’abomination.
La colère découle d’un aveuglement. En d’autres termes, elle est la conséquence d’une vision rétrécie de la vie. Ceux qui ont peur de ressentir l’impuissance, peur qu’autrui prenne le pouvoir, peur de perdre quelque chose glissent tôt ou tard vers la colère. Ceux qui se croient victime des autres, du monde, de l’injustice, du destin, des objets font fréquemment le choix d’exprimer cette illusion par la colère. Ceux qui constatent leur incapacité à contrôler les autres, à les convaincre, à les rallier à leur cause, à les manipuler à leur guise, à les faire adhérer à leurs croyances sont tentés d’ajouter à leurs efforts de la colère. Ceux qui sont sourds à leur propre voix perçoivent autrui de façon identique et pensent qu’il leur faut hausser le ton, voire vociférer, pour être entendus, compris ou respectés.
Ce qui s’obtient par la colère sera repris par la colère. Toute révolution appelle à elle des contre-révolutions.
Le spectacle du monde fournit toujours de bonnes raisons de s’indigner pour quiconque choisit de le voir séparé de soi : inégalités, injustices, tromperies, trahisons, mensonges, corruption, cupidité, etc. En vérité, la colère est à la peur ce que la flèche est à l’arc. Ainsi, cibler certains événements du monde et y décocher nos colères, notre aigreur, nos indignations, nos réactions outrées dans l’espoir ou le but de les modifier ne produit rien d’autre qu’une cristallisation de l’existant, si ce n’est une amplification de la chose décriée.
Alors que nul n’a jamais éteint un feu en soufflant sur les braises ou en y jetant de l’huile, beaucoup s’emploient encore à protester, la rage au ventre, contre ce que leurs yeux leur donnent à voir, persuadés de détenir la solution. Et ce questionnement égotique qui revient sans cesse : « pourquoi, alors que ma solution est la meilleure, n’est-elle diable pas adoptée ? Pourquoi autant de bon sens sacrifié sur l’autel de l’ignorance sourde ? » L’ego s’imagine qu’en plus de faire disparaître la colère de ceux qui l’expriment, sa solution est celle qui mettrait un terme à la faim dans le monde, à la pauvreté, aux fanatismes, aux prédations en tous genres, au harcèlement moral, aux violences, aux guerres, etc.
Cette réaction puérile prive de voir que la colère – fille de la peur – ne propose rien, n’apporte rien, ne partage rien, ne donne rien, n’entend rien. L’inflexion obtenue par l’expression de la colère est fausse : c’est une soumission acceptée uniquement pour que le bruit cesse, ainsi qu’y consent chaque enfant lorsque ses parents le grondent. Ce qu’un chef obtient de ses subordonnés par la colère lui sera retiré dès que sa colère aura cessé, par le même procédé émotionnel.
Fréquemment, des interrogations résultent de la confusion faite entre la colère elle-même et l’énergie émotionnelle qui, lorsqu’on choisit de la bloquer, finit par exploser au dehors. L’idée qu’accepter cette énergie est permettre que des paroles ou gestes violents soient produits est fausse : la colère est l’expression chaotique d’un courant émotionnel qui, en amont, a été contenu, refoulé, jugé et dont la cause a été désignée à l’extérieur. Elle n’est donc pas la vague énergétique neutre qui parcourt le corps et dont beaucoup estiment la présence indésirable. A l’instant où cette énergie est jugée, il s’installe un décalage de la présence de l’être, un décentrage de la conscience qui met, littéralement, hors de soi. A posteriori, nombreux sont ceux d’ailleurs qui avouent s’être trouvés « hors d’eux », allant jusqu’à oublier la teneur de leurs propos et sous-estimer la portée de leurs actions. Ceci est une réalité subtile qu’il convient de mesurer.
Lorsque chacun reprend ses responsabilités et se réapproprie ses perceptions, alors il ne peut plus y avoir report sur autrui de ce qui est senti ni attribution de cette hargne sourde à des fautifs de circonstance.
Lorsque les présumés « grands » de ce monde concevront que leurs colères ne sont qu’expression de leurs peurs et non l’un des signes de leur autorité, assurément verront-ils beaucoup moins d’intérêt à en user comme d’un sceptre.
Bien des humains disent aspirer vraiment à vivre un état de paix intérieure. Pourtant, ils continuent d’expérimenter des accès de colère, d’impatience ou d’agacement. Il s’agit donc ici de voir qu’ils ne veulent pas réellement cette paix dont ils parlent. Ils ne font que la désirer partiellement. En effet, abritée dans des replis de leur conscience demeure l’idée que la colère est parfois bien utile : pour faire cesser une offense, faire respecter ses droits, se défendre d’une attaque, affirmer son autorité, se dégager d’un importun, etc. Ce faisant, ils s’appuient sur leur expérience – leur passé – pour maintenir active cette croyance, oubliant que c’est précisément cette dernière qui génère l’apparition persistante d’éléments « énervants » dans leur existence. Refuser de voir l’intérêt éminent de l’ego à conserver cette certitude ancestrale conduit nécessairement à une récurrence de ces perturbations émotionnelles.
L’ego a appris à canaliser et condenser l’énergie résultant de cette idée pour la déployer vers les cibles qu’il choisit en fonction de ses humeurs. Il croit alors percevoir une certaine puissance de modification, agissant comme un levier d’action et d’intervention assez efficace. Il se voit, en somme, obtenir gain de cause en se mettant en colère. Il n’a donc absolument pas envie de se séparer de cette « arme » dont il estime avoir prouvé l’utilité depuis l’époque des cavernes.
Aucun chemin isolé ne peut ainsi conduire à la déprogrammation de la colère. Ce ne peut être qu’une réalisation de la conscience dynamique qui observe avec humilité, courage et persévérance le mécanisme vicieux de fuite, de déresponsabilisation et de projection sur autrui menant à cet effet énergétique. À ce titre, en tant qu’adepte de l’illumination de façade, l’ego tentera jusqu’au ridicule de camoufler cette expression émotionnelle jugée non compatible avec l’idée lisse qu’il entretient de la maîtrise ou du contrôle. Il préférera se contorsionner intérieurement plutôt que de montrer un quelconque agacement qui pourrait être vu comme l’expression d’un sentiment d’impuissance ou la preuve de son incapacité à garder son calme.
Gregory Mutombo